Arrivé à Dacca, la capitale du Bangladesh, ce jeudi 8 août, Muhammad Yunus, un économiste de 84 ans respecté et récipiendaire du prix Nobel de la paix, a prêté serment comme chef d’un gouvernement d’intérim, succédant à celui de Sheikh Hasina, renversé par une révolte populaire.
Des manifestants armés de bâtons traversant les jardins d’une coquette résidence de briques en saccagent l’intérieur, décrochent des tableaux, emportent des piles de draps, des ampoules, des éléments de décor ou du matériel de bureau, le tout sous le regard d’une armée complice. Lundi, le palais Ganabhaban, résidence des Premiers ministres du Bangladesh, a été pris d’assaut par une foule de 1 500 manifestants en colère. Sheikh Hasina, titulaire de la fonction, avait pris la fuite en hélicoptère en direction de l’Inde peu avant les faits, sans même avoir le temps d’enregistrer un message d’adieu.
Des centaines de milliers de manifestants défilaient dans les rues de la capitale bangladaise le même jour pour réclamer sa démission, 432 personnes ayant été tuées dans une répression qui durait depuis 36 jours. L’insurrection avait culminé lorsque les protestataires avaient mis le feu à des voitures, à des postes de police ou à des maisons appartenant aux leaders du parti au pouvoir, la Ligue Awami.
Dans la foulée, le chef de l’armée, le général Waker-Uz-Zaman, avait annoncé la constitution d’un gouvernement d’intérim et le président de la République, Mohammad Shahabuddin, la dissolution du Jatiya Sangsad, le Parlement monocaméral bangladais.
Selon Olivier Guillard, chercheur à l’Institut d’étude de géographie appliquée et directeur de la société Crisis 24, l’ancienne Première ministre s’est enfermée dans une mauvaise gouvernance, clientéliste et autoritaire avec une forte répression, le dynamisme économique de la décennie écoulée s’étant fait sur le dos des libertés publiques. « C’est un éternel recommencement politique dans cette partie de l’Asie, l’armée avait déjà mis fin au début de l’expérience démocratique en 1975, c’est elle, une fois encore, qui a retiré son soutien à Sheikh Hasina et l’a invitée à quitter le pouvoir ».
Un Gaston Doumergue tropical
Tel un Gaston Doumergue tropical, Muhammad Yunus, surnommé le banquier des pauvres et populaire dans le pays pour avoir réduit la pauvreté grâce à ses travaux sur le microcrédit, est celui qui a réussi à faire consensus entre l’armée, la présidence de la République et les collectifs étudiants qui avaient déclenché la révolte. Pour Olivier Guillard, « les leaders politiques ont mauvaise réputation, Muhammad Yunus était le seul dont la probité n’est pas remise en cause et il n’est pas non plus un politicien professionnel ».
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Tout avait commencé le 1er juillet dernier par des manifestations d’étudiants contre les quotas de recrutement dans la fonction publique, un système de discrimination positive réservant 44 % des places aux vétérans de la guerre d’indépendance et à leurs descendants, aux minorités religieuses (dont les hindous qui représentent 8 % du pays et sont victimes de violences depuis le début de la semaine) et ethniques, aux handicapés ou aux personnes issues de régions dites sous-représentées. Accusés de pérenniser un système favorisant les affidés du pouvoir, les quotas avaient été supprimés en 2018 et rétablis par un jugement de la Cour suprême le 5 juin, suscitant l’ire d’étudiants inquiets pour leur avenir professionnel.
Un pays en plein développement gangréné par la misère
Surnommée la « bégum de fer », Sheikh Hasina aura exercé le pouvoir pendant quinze ans : son histoire personnelle s’enracine dans celle du pays. Son père Sheikh Mujibur Rahman, dont le musée a été incendié et la statue mise à bas par les émeutiers, avait fondé un parti d’inspiration laïque, la Ligue Awami, et proclamé l’indépendance vis-à-vis du Pakistan le 26 mars 1971.
En trois mandats, l’ex-chef du gouvernement aura multiplié le PIB par habitant par plus de 3,5 (de 699 à 2 529 dollars) et le PIB du pays par plus de quatre (de 102 à 437 milliards de dollars), grâce notamment à l’essor de l’industrie du textile, dont l’avantage compétitif réside dans les faibles salaires des ouvriers, laissant des pans entiers de la population dans la misère alors que l’inflation a dépassé les 10 % l’année dernière.
Vers un rapprochement avec le Pakistan au détriment de l’Inde ?
La tâche du nouveau gouvernement sera, tout d’abord, d’organiser des élections libres. Face à la Ligue Awami se dressera le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), plus sensible aux thématiques politico-religieuses islamiques, qui a exercé le pouvoir cinq fois depuis l’indépendance et est dirigé par Khaleda Zia, elle aussi deux fois Première ministre.
Pour Olivier Guillard, l’influence indienne est capitale sur la vie politique du pays, la Ligue Awami étant traditionnellement plus proche de New Delhi et le BNP d’Islamabad. Pour les prochaines élections, qui devraient se tenir dans un délai supérieur à trois mois au vu de l’atmosphère incandescente du pays, « le BNP pourrait faire un retour en force et les partis islamistes devraient progresser, à moins que Muhammad Yunus crée sa propre formation politique, auquel cas il pourrait remporter la mise ».