Non seulement l’externalisation du contrôle de la migration met en danger les réfugiés et les autres migrants, mais elle se révèle en outre inefficace pour réduire l’immigration irrégulière.
Le Pacte sur la migration et l’asile adopté par l’UE en 2024, qui vise à réduire l’immigration irrégulière, consiste notamment à confier le contrôle des frontières aux États d’origine et de transit des migrants. Un examen attentif de la politique d’asile mise en œuvre jusqu’ici par l’Union et, notamment, du fameux accord avec la Turquie de 2016 concernant les Syriens met en évidence les nombreuses failles de ce projet.
Depuis 2014, plus de 30 000 personnes ont péri dans la mer Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe, et des centaines sont mortes en traversant la Manche dans l’espoir de gagner le Royaume-Uni. Ces catastrophes humanitaires récurrentes en Europe ont remis en question la manière dont les pays de destination, de transit et d’origine des migrants gèrent le « contrôle » de leurs frontières.
En réponse, les institutions de l’Union européenne (UE) ont formellement adopté en avril 2024, après environ neuf ans de négociations depuis la « crise » migratoire de 2015, un ensemble de mesures connu sous le nom de Pacte sur la migration et l’asile. Ce texte réforme la manière dont l’UE gère les flux migratoires, avec pour objectif principal de mettre fin à la « migration irrégulière » vers l’Europe.
L’une des principales composantes du Pacte est le renforcement des partenariats internationaux avec les pays d’origine et/ou de transit des migrants dans le but de maîtriser les flux migratoires avant que les individus n’atteignent les frontières extérieures de l’UE. Ces partenariats et les politiques qui en découlent ont été qualifiés d’« externalisation » des contrôles migratoires, car ils représentent des tentatives de la part des États européens et des autres États du Nord de coopter les États d’origine/de transit pour stopper ou décourager les migrations.
À la suite de l’adoption du Pacte, 15 États membres de l’UE ont adressé une lettre commune à la Commission européenne, insistant sur la nécessité de poursuivre l’externalisation et demandant que les demandes d’asile soient traitées et évaluées en amont dans les pays partenaires.
L’externalisation (et l’engagement de l’UE à cet égard) a été largement critiquée par les organisations de la société civile et les défenseurs des migrants, ainsi que par des universitaires de différentes disciplines. Ces critiques soulignent que les politiques d’externalisation limitent la capacité des individus à demander l’asile en Europe et conduisent à de nombreuses violations des droits de l’homme.
De leur côté, les décideurs européens font valoir que les politiques d’externalisation sont compatibles avec les obligations juridiques internationales et nationales de fournir une protection humanitaire à ceux qui en ont besoin. Ils affirment que ces politiques découragent les migrations « irrégulières » tout en garantissant le droit aux personnes fuyant la violence et la persécution de pouvoir continuer de demander l’asile.
Or notre article de recherche récemment publiée montre que les politiques d’externalisation réalisent le contraire de ces objectifs affichés : elles empêchent les demandeurs d’asile de solliciter une protection internationale tout en déplaçant la migration irrégulière vers d’autres itinéraires moins contraints.
Distinction entre migration forcée et irrégulière
Pour évaluer l’impact des politiques d’externalisation, il est d’abord nécessaire de distinguer la migration forcée des individus qui obtiendront probablement le statut de « réfugiés » dans leur pays de destination des autres migrations probablement « irrégulières ».
Cette distinction est controversée en sciences sociales. Loin d’être une description exacte des personnes migrantes ou un fait purement juridique, elle s’ancre dans des pratiques et des politiques de catégorisation et de hiérarchisation des groupes et de leurs droits à entrer ou rester sur un territoire. Ces pratiques et ces politiques varient dans le temps et sont largement déterminées par les dynamiques politiques des gouvernements qui les mettent en place, qui sont le plus souvent ceux des pays de destination ou de circulation des personnes migrantes.
Pour opérer une distinction entre les « réfugiés probables » et les « migrants irréguliers probables », nous avons développé une nouvelle méthode de catégorisation des flux migratoires qui prend en compte les décisions d’octroi ou non de l’asile dans les pays de destination, en fonction de la nationalité des demandeurs et de l’année de la demande.
Alors que les conditions dans les pays d’origine influencent la probabilité que les individus obtiennent le statut de réfugié, les décisions en matière d’asile prises dans les pays de destination sont au terme du processus celles qui déterminent si quelqu’un « est » ou « n’est pas » un réfugié. En outre, bien que les décisions en matière d’asile soient généralement prises au cas par cas, la nationalité des demandeurs d’asile est largement prise en considération. En pratique, le Pacte de l’UE préconise lui-même l’utilisation des taux d’acceptation des demandes d’asile par nationalité pour déterminer si les individus entreront dans une procédure d’asile accélérée plutôt que dans une procédure d’asile standard.
En utilisant les données d’Eurostat sur les décisions d’asile en première instance, nous avons calculé une moyenne pondérée annuelle du taux d’acceptation des demandes d’asile par nationalité des demandeurs dans 31 États européens de destination (l’UE-27, l’Islande, la Norvège, la Suisse et le Royaume-Uni). La pondération tient compte du nombre de décisions prises par nationalité dans chaque pays. Par exemple, le taux d’acceptation du statut de réfugié des ressortissants syriens en Allemagne a un poids plus important car c’est dans ce pays que la plupart des Syriens arrivés sur le territoire de l’UE ont demandé l’asile.
Ensuite, nous avons utilisé cette moyenne pondérée annuelle pour diviser l’enregistrement des flux migratoires non autorisés vers l’Europe en deux catégories : « réfugiés probables » et « migrants irréguliers probables ». Plus précisément, nous avons utilisé les données sur les détections de « franchissement illégal des frontières » (IBC) publiées par Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, qui fournit à ce jour les seules données systématiquement disponibles sur les flux migratoires précédemment non autorisés vers l’Europe.
Dans une publication récente, nous avons démontré que l’étiquetage « irrégulier ou illégal » de cet ensemble de données est très problématique étant donné qu’il n’est pas illégal de franchir les frontières des États parties à la Convention sur les réfugiés de 1951 sans autorisation préalable et d’y demander l’asile. Nous montrons dans quelle mesure, depuis 2015, cet ensemble de données a toutefois été fréquemment cité par des sources d’information à destination du grand public à travers l’Europe, ainsi que par des organisations internationales et des chercheurs, comme une mesure objective de la migration « irrégulière » ou « illégale ».
Les données publiées par Frontex indiquent le nombre de passages de frontières sans autorisation préalable identifiés par les États membres de l’UE et de l’espace Schengen et sont organisées en neuf itinéraires types vers l’Europe. La route de la Méditerranée orientale (représentant les passages de la Turquie vers la Grèce) et la route de la Méditerranée centrale (représentant les passages de la Libye et de la Tunisie vers l’Italie et Malte) sont les deux principales routes en termes de nombre de passages. La nationalité de chaque individu identifié lors du passage est indiquée, ce qui nous permet de répartir chaque franchissement dans l’une de nos deux catégories en utilisant le taux moyen pondéré d’octroi de l’asile par nationalité.
Évaluer l’impact de la déclaration UE-Turquie
Notre nouvelle méthode de catégorisation des migrations nous permet de révéler la nature dite « mixte » des flux migratoires vers l’Europe et d’évaluer les impacts des politiques d’externalisation sur les différentes catégories de migrants.
Tout d’abord, nos résultats montrent que 55,4 % des passages non autorisés de frontières sur la période 2009-2021 représentent des franchissements de « réfugiés probables » – une proportion qui atteint 75,5 % pour l’année de crise de 2015 et un minimum de 20 % les autres années. Les franchissements de frontières dits « irréguliers » représentent donc toujours des migrations « mixtes », tandis que les pics de flux représentent le plus souvent des migrations forcées de réfugiés probables. Cela remet en question la manière dont les données de Frontex sont étiquetées et utilisées.
Deuxièmement, nous avons mené une analyse quantitative approfondie de l’impact de la déclaration UE-Turquie de mars 2016 sur nos deux catégories de migrants. Cette politique est un exemple paradigmatique d’externalisation, souvent présentée par les décideurs politiques comme une avancée majeure qui a permis de mettre un terme à la crise migratoire de 2015.
En nous concentrant sur la période des 12 mois précédant et suivant l’adoption de la déclaration, nous montrons comment cette politique n’a en réalité pas atteint ses objectifs. Certes, sur la route de la Méditerranée orientale, directement ciblée par la politique, le nombre total de franchissements non autorisés a nettement diminué. En revanche, sur la route de la Méditerranée centrale – l’itinéraire alternatif le plus proche – ce nombre a parallèlement grimpé en flèche. Ces deux changements sont presque entièrement dus au nombre de « migrants irréguliers probables » identifiés sur chacune des routes. Sur l’itinéraire de la Méditerranée orientale, la politique n’a précisément pas eu d’effet significatif sur les traversées effectuées par les « réfugiés probables », malgré les dispositions de l’accord qui restreignent considérablement leur accès à l’asile. Dans le même temps, peu d’entre eux ont déplacé leurs trajectoires de migration vers la route de la Méditerranée centrale.
La nécessité d’alternatives politiques
Signé en 2024, le Pacte européen sur la Migration et l’Asile, âprement négocié au sein de l’UE, veut renforcer les partenariats extra-internationaux pour mieux gérer l’immigration et l’asile. Or nos conclusions révèlent que la déclaration UE-Turquie, souvent mis en avant pour favoriser ces partenariats, a été un échec en soi. Elle a largement empêché les personnes susceptibles d’être reconnues comme réfugiés de demander l’asile, tout en détournant les migrants irréguliers vers d’autres routes migratoires. En outre, les promesses de relocalisation de réfugiés syriens en Europe depuis la Turquie ne se sont pas concrétisées, seulement 40 000 personnes ayant été réinstallées depuis 2016 sur plusieurs millions présents en Turquie.
L’analyse que nous avons menée révèle les dangers de l’externalisation et la manière dont les politiques qui y sont liées sont potentiellement incompatibles avec les engagements juridiques pris par les États européens en matière de protection humanitaire, ainsi qu’avec les politiques d’asile qu’ils mettent en œuvre au niveau national. En proposant une analyse quantitative approfondie de son (in) efficacité au regard de son objectif déclaré de stopper la migration irrégulière, notre travail de recherche complète ainsi les critiques existantes de l’externalisation, qui ont mis l’accent sur la menace qu’elle représente pour le droit des individus à demander l’asile, et sur la dangerosité accrue des parcours migratoires du fait de la criminalisation des voies d’accès légales aux pays européens.
À la lumière de ces constats, il apparaît nécessaire que les décideurs politiques au sein de l’UE reconsidèrent leur engagement en faveur de l’externalisation des contrôles migratoires, notamment dans le cadre du Pacte sur la migration et l’asile. D’autres formes de coopération internationale mettant l’accent sur les voies légales de migration ainsi que sur l’organisation de la réinstallation des réfugiés depuis leur pays d’origine ou des premiers pays d’asile dans le Sud global serviraient mieux les intérêts de tous les États tout en protégeant les droits fondamentaux des personnes en déplacement.