Depuis quelques années, des scientifiques cherchent à déterminer les conséquences du changement climatique sur nos cerveaux. Au-delà de la santé mentale, les fortes chaleurs ont des répercussions sur nos capacités cognitives, nos comportements, allant parfois jusqu’à créer ou renforcer certains troubles neurologiques.
Montées des eaux, vagues de chaleur, fonte des glaces, assèchement des cours d’eau, intensification des moussons et des crues dévastatrices qui les accompagnent, mortalité, famines… Jour après jour, la réalité du changement climatique, et de ses conséquences humanitaires en cascade, est savamment documenté.
Mais dans un monde toujours plus chaud, les environnements « extérieurs » ne seraient pas les seuls soumis au bouleversement du climat. Depuis quelques années, une poignée de scientifiques cherchent à investiguer son impact sur des espaces invisibles à l’œil humain : nos paysages « intérieurs », et plus précisément nos cerveaux et leurs constellations de systèmes neuronaux.
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« Dans le débat public, l’influence du changement climatique sur nos cerveaux est souvent perçue sous l’angle de la santé mentale. Le syndrome de stress post-traumatique après des incendies ou des tempêtes particulièrement violents par exemple, ou tout simplement la désormais populaire notion d’éco-anxiété », rappelle Clayton Page Aldern, ex-neuroscientifique auteur d’un livre sur le sujet (1). « Mais ces bouleversements se jouent aussi à une échelle neuronale, avec des implications sur le comportement ou encore les troubles du système nerveux. »
La chaleur affecte la pensée
En 2015, des chercheurs ont ainsi découvert que le stress thermique chez les souris pouvait avoir des effets inflammatoires sur leur hippocampe (NDLR : la structure cérébrale) et donc nuire à leurs capacités cognitives. La chaleur peut affecter la pensée, et il ne s’agit ni d’une métaphore ni d’une expression poétique : c’est un mécanisme physique.
« Les vagues de chaleur et les températures extrêmes, deux phénomènes météorologiques intensifiés par le changement climatique, influent sur certaines connexions neuronales, sur nos capacités cognitives et sur nos comportements », continue Clayton Page Aldern. « Nous le sentons tous : lorsqu’il fait chaud, nous avons tendance à réagir différemment, être plus à cran par exemple. C’est cette corrélation que la science essaye d’explorer aujourd’hui. »
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Fin septembre à Paris, une installation mise en place par l’institut de recherche Human Adaptation Institute, au salon des professionnels du bâtiment, permettait aux visiteurs de faire l’expérience d’une vie sous 50 °C. Soumis à des exercices de logique, les conclusions furent sans appel pour les participants : la concentration se fragilise, l’impatience se renforce, et la fatigue se manifeste très rapidement.
À l’échelle universitaire, les études s’amoncellent pour corroborer cette impression. Plus les journées sont chaudes, et plus les juges américains à la frontière mexicaine tendent à refuser les demandes d’asiles. Lorsque le thermomètre excède les 32 °C, les étudiants passant un examen de mathématiques semblent avoir perdu l’équivalent d’un trimestre d’enseignement. Et aux États-Unis, les pics de cyberhaine sur les réseaux sociaux coïncident avec les pics de températures.
Les humains seraient-ils comme le Meursault de L’Étranger ou le Raskolnikov de Crime et châtiment, conditionnés par les fortes chaleurs à réaliser les actions les moins souhaitables ? « Évidemment que non, prévient Clayton Page Aldern. Le piège serait de tomber dans une forme de déterminisme, et de réduire les comportements des personnes à la seule donnée climatique ! »
Troubles neurologiques
Au-delà de nos capacités cognitives, les maladies neurologiques, qui ont explosé au cours des dernières décennies, sont elles aussi mises à l’épreuve, de l’épilepsie à Alzheimer, en passant par Parkinson ou la sclérose en plaques. « Par ses divers effets, le changement climatique est susceptible d’intensifier ces affections, voire d’augmenter leur apparition chez les individus », s’inquiète Sanjay Sisodiya, professeur de neurologie à l’University College London.
En 2022, alors que d’importantes vagues de chaleur affectent le Royaume-Uni, ce spécialiste des troubles épileptiques constate les difficultés particulières rencontrées par ses patients. « En creusant, nous avons réalisé que le réchauffement de la planète agissait comme un amplificateur. Par exemple, une température trop élevée peut changer la fonction de certaines protéines dans le cerveau, favorisant l’apparition d’une crise », détaille-t-il. « Une autre piste, c’est le manque de sommeil, qui est un déclencheur très important chez les personnes épileptiques. Or, une vague de chaleur se caractérise notamment par une température nocturne assez élevée, avec des nuits peu reposantes. »
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Fort de ces observations, Sanjay Sisodiya décide de contacter une vingtaine de collègues pour recenser toutes les études existant sur le sujet. Parmi elles, l’université Central South de l’hôpital Xiangya (Changsha, Chine), estimait il y a quelques mois à 500 000 par an le nombre de décès par accident vasculaire cérébral (AVC) dans le monde lié au réchauffement climatique. « Le but, c’était de faire un état des lieux du savoir sur les liens entre changement climatique et troubles du système nerveux », explique le neurologue anglais.
Après avoir décortiqué 332 études scientifiques, le groupe publie en mai 2024 un article dans la revue médicale The Lancet Neurology, dont les conclusions sont implacables : la multiplication des températures extrêmes et leur plus grande variation pourrait exacerber les dix-neuf maladies neurologiques étudiées, parmi lesquelles l’AVC, la migraine, la maladie d’Alzheimer, la méningite, l’épilepsie ou encore la sclérose en plaques… Pour les chercheurs, il devient urgentde « réaliser des études approfondies sur les menaces que le changement climatique fait peser sur les personnes qui souffrent ou risquent de souffrir de troubles du système nerveux ».
Alliance de chercheurs
Preuve d’une certaine maturité du sujet, les neuroscientifiques ne sont pas les seuls à se pencher sur les liens entre changement climatique et santé cérébrale. Créé en avril 2024 au sein de l’université Columbia, le Neuro Climate Working Group (NCWG) prend la forme d’une alliance de scientifiques, cliniciens, spécialistes des politiques publiques et militants du climat, désireux d’agréger l’ensemble des données existantes.
« Le changement climatique est beaucoup de choses, et notamment une crise sanitaire. Il est crucial d’en prendre conscience pour élaborer des politiques publiques adaptées, et mettre en place des systèmes de santé efficaces », justifie Burcin Ikiz, neuroscientifique de renom et fondatrice du NCWG.
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La coalition doit également permettre de multiplier les études sur les régions africaines et sud-asiatique, sous-représentées dans les études, en dépit de l’exposition particulière de leurs populations à la crise environnementale. Huit mois après sa création, le groupe comporte 98 membres, issues d’une trentaine de pays comme le Pakistan, le Ghana, l’Allemagne, le Brésil ou bien sûr les États-Unis.
Au-delà du dialogue entre chercheurs, cette nouvelle mission scientifique passe bien sûr par la quête de financements.« C’est une approche scientifique encore jeune et en cours de développement. Obtenir des fonds pour réaliser ces travaux reste une difficulté », explique Burcin Ikiz, qui rappelle aussi les enjeux en termes de financement du système de santé.
En 2011, le European Neuropsychopharmacology estimait à près de 800 milliards d’euros le coût total des troubles cérébraux en Europe. Une somme sans doute plus importante aujourd’hui, et qui pourrait continuer de croître sous l’effet du réchauffement climatique.
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L’explosion des maladies neurologiques
43 % de la population mondiale est touchée par des pathologies neurologiques, selon une étude publiée dans The Lancet Neurology, en 2021. Ces maladies, qui ont bondi depuis les années 1990, sont désormais la principale cause mondiale de problèmes de santé et de handicap, dépassant les maladies cardiovasculaires.
Plus d’un million de personnes sont touchées en France par la maladie d’Alzheimer et autres démences, selon les chiffres de Santé publique France. L’épilepsie, elle, concerne 650 000 Français, la maladie de Parkinson 270 000, et la sclérose en plaques 120 000.
250 000 décès supplémentaires par an devraient être provoqués par le dérèglement climatique entre 2030 et 2050, selon l’OMS (Organisation mondiale de la santé). Ces décès supplémentaires seraient dus principalement à la malnutrition, au paludisme, à la diarrhée et au stress thermique.
(1) The Weight of Nature. How a Changing Climate Changes our Minds, Brains and Bodies, Clayton Page Aldern, Allen Lane, 2024